VINCENT (Isabeau)
VINCENT (Isabeau)), dite la BERGÈRE DE CREST, prophétesse protestante qui occupa grandement l'opinion publique en 1688, et dont historiens et biographes se sont occupés depuis, sans être jamais ni absolument exacts, ni bien précis, ni complets, naquit à Saoû, petit bourg à treize kilomètres de Crest, vers 1672. Fille d'un cardeur de laine appelé Jean Vincent, qui de protestant se fit catholique avant la révocation de l'Edit de Nantes, elle fut naturellement élevée dans le catholicisme, bien qu'ayant été baptisée dans la Réforme, mais retourna ensuite au protestantisme, sous l'influence d'un de ses oncles, son parrain, petit cultivateur ou fermier du pays, qui l'avait prise pour bergère ; et c'est pendant qu'elle gardait son troupeau, sur les hauteurs qui séparent la vallée du Roubion de celle du Jabron, qu'elle reçut la visite d'un inconnu qui la " prêcha et lui laissa en partant l'esprit prophétique ", dit Napoléon Peyrat, dont le récit est moins une page d'histoire qu'un roman enflammé. Il y a même tout lieu de croire que cet inconnu, qui ne saurait être que le mystérieux de Ferre ou du Serre (voir ce nom), l'éducateur des petits prophètes, la visita plus d'une fois ; dans tous les cas, c'est le 3 février 1688 que notre jeune bergère commença à prêcher et à prophétiser. " La nuit, quand elle dort ", écrivait trois mois après (1er mai 1688) un témoin oculaire et auriculaire, le marchand crestois Jacques Combet, " elle chante un pseaume, après elle prend des passages de l'Ecriture sainte, les explique et donne leur application, exhorte à bien vivre et de ne tomber plus, et de ne plus fréquenter les lieux défendus. Après elle se repose, quelquefois fait un petit rire, ensuite vous parle du long et du large de ce que vous sçavez et vous le promeine de toutes façons. Son discours étant fini, elle chante un pseaume qu'elle explique et applique, et des autres passages de l'Ecriture sainte ; enfin elle termine par une belle prière accompagnée de Notre Père et de Je Croy, et cet exercice dure environ quatre heures. " Or, le " ce que vous sçavez, " - cela résulte d'autres témoignages non moins dignes de foi, - était la persécution religieuse que les protestants enduraient et dont Isabeau annonçait la fin prochaine, disant que " le méchant ne tenoit plus qu'à une petite racine ", et que Dieu dompterait bientôt " toutes les bestes farouches, " qui persécutent ses enfants, et qu'il fallait " surtout rompre tout commerce avec le Papisme ", si l'on ne voulait encourir les châtiments de Dieu. De là, pour son entourage, une vive crainte d'être poursuivi et, conséquemment, un soin d'autant plus grand de tenir la chose secrète, que la prophétesse elle-même disait nécessaire " de cacher la parole de Dieu et qu'il ne la falloit prononcer à ceux qui ne la pouvoient comprendre ; mesme qu'il falloit les faire sortir. "
En un mot, ce n'est que vers le milieu du mois d'avril, c'est-à-dire au {404}bout de deux mois et demi, que l'on commença à parler à Crest de celle qui devait être appelée la Bergère de Crest, tandis qu'il était question d'elle à Rotterdam, dès le 7 mars, date à laquelle l'honnête Basnage écrivait à son ami l'abbé Nicaise, à Dijon : " Vous estes d'une province assez proche du Dauphiné, vous pourriez bien dire ce que c'est qu'une prétendüe bergère miraculeuse de Cret et un grand nombre de petits enfants qui preschent et qui disent des merveilles en ce pays-là. " Ce fait s'explique par la correspondance que certains protestants dauphinois entretenaient avec leurs coreligionnaires réfugiés à l'étranger, et encore parce que ce n'était pas seulement pour exciter l'admiration des parents et des voisins d'Isabeau Vincent, que le verrier de Ferre ou du Serre avait laissé à celleci " l'esprit prophétique ", suivant l'expression de Peyrat. Pour lui, la pauvre fille n'était qu'un instrument, et un instrument dont il voulait se servir, comme il le fit en Vivarais des " petits prophètes ", pour soulever les protestants opprimés ; et l'on comprend d'ailleurs facilement l'impression que pouvaient faire, sur des gens simples et crédules, profondément atteints dans leurs croyances par les pratiques gouvernementales de Louvois et de ses agents, les prédications de cette bergère aux allures sublimes, qui en arriva à fixer la date de la délivrance des enfants d'Israël, disant qu'elle se ferait " à vendanges " ; sans compter que, dès que le bruit s'en fut répandu au dehors, on accourut de toutes parts pour l'entendre et que l'on se mit alors, paraît-il, à la promener de hameau en hameau.
Instruit de cela, l'intendant de la province, Jean Bouchu, n'hésita pas à faire arrêter Isabeau Vincent. C'est le 8 juin que cette arrestation eut lieu, par les soins du lieutenant particulier en la sénéchaussée de Crest, Antoine Boudra, qui posa à la bergère différentes questions, auxquelles elle " répondit fort pertinamment, chef pour chef et en bon françois, ce qu'elle n'avoit pas encore fait réveillée ", dit un contemporain, que nous croyons être l'avocat Gerlan, qui fut un de ses admirateurs. Enfermée le lendemain, " au plus haut des prisons de cette ville, dans un membre près du couvert ", elle n'en continua pas moins à prêcher et à prophétiser toutes les nuits, et à si haute voix, qu'on l'entendait de la rue, ce qui fut, pendant les dix-sept jours qu'elle passa à Crest, une cause d'émotions dans cette ville. Aussi Bouchu la fit-il alors amener à Grenoble, où on la mit à l'hôpital ; mais, là encore, la fille du cardeur de laine de Saoû continua, pendant quelque temps, ses étranges prédications, et l'on prétend même qu'elle fit de nombreux prosélytes. Seulement on arriva enfin à la calmer, non en " lui donnant quelques douches d'eau froide et quelques coups de bâton ", comme le dit Larousse, qui la fait mourir vers la fin du xviie siècle, sans indiquer les sources auxquelles il a puisé pour cela ; mais en l'empêchant de jeûner et lui donnant, au contraire, une nourriture substantielle, à ce que nous apprend Brueys, historien partial, mais généralement bien informé. Après quoi le même historien ajoute : Des personnes " éclairées qui, par modestie, ne veulent pas qu'on les nomme, prirent tant de soin de cette illustre prophétesse, qu'on la fit revenir dans son bon sens et Dieu la convertit à la foi catholique, qu'elle a depuis professée et professe encore avec une piété exemplaire. " Cela veut dire qu'Isabeau Vincent vécut au moins trente-cinq ans de plus que ne le dit Larousse.
Fléchier, dont le récit est celui qui concorde le mieux avec les dires des témoins oculaires, à cette différence près, bien entendu, qu'il ne voit pas, comme eux, une miraculée dans la bergère de Saoû, dit qu'étant à l'hôpital de Grenoble, " elle avoua qu'elle avait été dressée à ce manège par un homme qu'elle ne nomma point, mais dont {405}elle décrivit la figure " ; et les frères Haag parlant du fameux Jurieu, qui se fit l'apologiste de notre bergère, estiment que ce fut " par politique probablement plus que par conviction : car il savait, ajoutent-ils, que souvent les prophéties supposées ou véritables avaient inspiré à ceux pour qui elles étaient faites le dessein d'entreprendre les choses qui leur étoient promises. " Est-ce à dire qu'il n'y eut en tout cela qu'une jonglerie dans laquelle Isabeau Vincent joua le rôle de coupable et Jurieu celui de complice ? Nous répugnons à le croire, car il faut tenir compte du degré d'exaltation auquel peuvent arriver certains esprits sous l'aiguillon de l'irritation et de la colère et l'influence des milieux. En un mot, celle que l'on a appelée la Bergère de Crest, nous semble avoir été tout simplement une hallucinée et une visionnaire qu'un changement de milieu et de régime guérit. Quant à Jurieu, qui lui a consacré une de ses lettres pastorales, dans laquelle il donne cette pauvre fille comme une extatique disant " des choses excellentes et divines ", et déclare à propos d'elle que l'on est revenu au temps des miracles, Brueys lui-même ne l'accuse pas de mauvaise foi, mais seulement de crédulité. Homme d'imagination et d'enthousiasme qu'exaspéraient les persécutions, il en arriva, en effet, à prophétiser lui-même, et rien ne saurait donner une plus juste idée de l'opinion que l'on avait de lui dans son entourage, que ce fait : " Etant en Hollande en 1707, dit d'Artigny, M. Basnage, le ministre, me conseilla de ne pas voir Jurieu, dont l'esprit étoit alors égaré et qui ne se réveilloit qu'au seul nom de Prophètes et de Prophéties. " Or, Basnage était le beau-frère de Jurieu.
Terminons en disant que la Bergère de Crest ne méritait certes pas d'être appelée la belle Isabeau, si le portrait que Court nous a laissé d'elle est exact : " Elle avait, dit-il, la taille petite, les yeux un peu enfoncés mais animés, le nez un peu aplati, le teint brun et basané ; mais elle avait de la douceur, le front large et relevé, l'action prompte, et parlait avec une grande simplicité. "
BIO-BIBLIOGRAPHIE. - I. Abrégé de l'histoire de la bergère de Saoû, près de Crest en Dauphiné. Imprimé à Amsterdam, en 1688. Plaquette d'une rareté extrême, dont un exemplaire incomplet faisant partie de la bibliothèque de Genève, Ba, 1910, vol, 31, a été complété à l'aide de copies manuscrites, et dans laquelle on trouve : 1º Lettre écrite à S. Daniel Dumond, à Lausanne, par M. Combet, de la ville de Crest, 1er may 1688 ; - 2º Autre lettre du 13 juin 1688 ; - 3º Lettre du 14 juin 1688 ; - 4º Les paroles suivantes ont esté rapportées par des personnes dignes de foy, qui les ont ouyes eux-mêmes ; - 5º Relation sincère de ce qui a esté prononcé par la bouche d'Isabeau Vincent, en dormant, la nuit du 20 au 21 may 1688, relation que nous croyons être de l'avocat Gerlan ; - 6º Autre relation de la même, en forme d'entretien. - Enfin on a ajouté à cet exemplaire la copie d'un article de la Gazette de Paris, du 2 août 1688, consacré à " la Bergère de Saoû, près de Crest en Dauphiné " ; plus une relation manuscrite également d'une " chose bien surprenante arrivée à Mlle de Chastre, femme à M. La Coste. " Or, disons bien vite que le contenu de cette précieuse plaquette ne nous est connu que par la copie authentique qui s'en trouve dans le cabinet de M. Gustave Latune. - II. Reflection upon the miracle which happened in the person of Isabel Vincent, shepherdess of Dauphiné. London, 1689, in-4º. Ecrit de Jurieu, dont Rochas dit ne pas connaître le texte français, et qui doit probablement être la traduction anglaise de la partie de la troisième lettre pastorale de Jurieu, intitulée : Réflexions sur le miracle arrivé en la personne d'une Bergère du Dauphiné. - III. Mémoire sur la Bergère de Crest, adressé à M. de Montausier, par Fléchier. Ce mémoire est dans le tome II des Lettres choisies de ce prélat, pp. 299 et suiv.
#Biogr. Dauph., ii, 482. - N. Peyrat, Hist. past. désert, i, 193. - France prot., ix, 509. - Dourille (de Crest), Guerres civ. du Vivarais, 380. - D'Artigny, Nouv. mém. de litt., i, 430. - Etc.
Brun-Durand Dictionnaire Biographique de la Drôme 1901
Société de Sauvegarde des Monuments Anciens de la Drôme & Les amis du Vieux Marsanne
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